Attar - Le dire des oiseaux

ATTAR

Le dire des oiseaux

Livre 1

Illustration Max de Larminat

     

Avertissement

Dans ce premier chapitre, le lecteur trouvera une libre adaptation du Langage des oiseaux, réalisée à partir de la traduction de l’orientaliste Joseph Garcin de Tassy (1794-1878).

Rédigée au milieu du 12° siècle à Nishapur par le poète soufi persan Farid Al-Din Attar, le livre originel conte, sous le titre Manteg ot-Teyr, les tribulations du peuple des oiseaux qui en mal d’un roi, partent sous la conduite de la Huppe à la recherche du Simorg, un oiseau fabuleux de la mythologie persane que l’auteur sublime en une puissante métaphore du divin.

L’ouvrage foisonne de toutes sortes anecdotes et de digressions dont je n’ai gardé ici que ce qui se rapporte directement à ces navrants oiseaux en proie à leurs intimes démons et taraudés par leurs doutes dont la huppe tente de les libérer par ses exhortations prophétiques afin de les conduire, au terme d’un ultime et périlleux voyage, jusqu’au Simorg.

Dans un second temps nous découvrirons un chapitre inédit du Manteg ot-Teyr occulté depuis des siècles, mais dont quelques érudits soupçonnaient l’existence. De façon totalement inattendue, on vient tout récemment d’en retrouver le texte au milieu d’un fouillis de feuillets provenant du saccage d’une antique bibliothèque. À quelque chose malheur est bon.

          1 –  Le discours de la huppe aux oiseaux

           Les oiseaux du monde se réunirent tous, tant ceux qui sont connus que ceux qui sont inconnus, et tinrent alors entre eux ce langage : « Il n’y a pas dans le monde de pays sans roi ; comment se fait-il cependant que le pays des oiseaux en soit privé ? Il ne faut pas que cet état de choses dure plus longtemps ; nous devons joindre nos efforts et aller à la recherche d’un roi, car il n’y a pas de bonne administration dans un pays sans roi. »

          La huppe, tout émue et pleine d’espérance, arriva et se plaça au milieu de l’assemblée des oiseaux. Elle avait sur la tête la couronne de la vérité. En effet, elle était entrée avec intelligence dans la voie spirituelle, et elle connaissait le bien et le mal.

          « Chers oiseaux, dit-elle, je suis réellement enrôlée dans la milice divine, et je suis le messager du monde invisible. Je connais Dieu et les secrets de la création. Et pour être la digne confidente des secrets de Salomon et entrer derrière les rideaux de son palais, j’ai enfermé et tenu dans les fers le démon qui voulait me tenter.Pendant des années, j’ai traversé la mer et la terre, occupée à voyager. J’ai franchi des vallées et des montagnes ; j’ai parcouru un espace immense du temps du déluge. J’ai souvent arpenté toute la surface du globe. Je connais bien mon roi, mais je ne puis aller le trouver toute seule. Si vous voulez m’y accompagner, je vous donnerai accès à la cour de ce roi. Son nom est Simorg. D’autres, plus versés que vous dans ces mystères, appellent l’Ami ; il est le roi des oiseaux, mais sachez qu’il n’a d’oiseau que ce que vos indigents yeux d’oiseaux peuvent en imaginer à l’aulne de votre petitesse. Il est près de nous, et nous en sommes éloignés. Le lieu qu’il habite est inaccessible et il ne saurait être célébré par aucune langue. Il a devant lui plus de cent mille voiles de lumière et d’obscurité. Dans les deux mondes, il n’y a personne qui puisse lui disputer son empire. Il est le souverain par excellence ; il est submergé dans la perfection de sa majesté. L’âme la plus pure ne saurait le décrire, ni la raison le comprendre. On est troublé, et, en dépit de nos yeux, on est dans l’obscurité. Aucune science n’a encore découvert sa perfection, aucune vue n’a encore aperçu sa beauté. C’est en vain que les créatures ont voulu atteindre avec leur imagination à cette perfection et à cette beauté. Comment ouvrir cette voie à l’imagination ? Comment livrer la lune au poisson ? On trouve tour à tour dans ce chemin l’eau et la terre ferme, et l’on ne saurait se faire une idée de sa longueur. Il faut un cœur de lion pour parcourir cette route extraordinaire ; car le chemin est long et la mer profonde. Aussi chemine-t-on stupéfait, tantôt riant, tantôt pleurant. Quant à moi, je serais heureuse de trouver la trace de ce chemin, car ce serait pour moi une honte que de vivre sans y parvenir. À quoi servirait l’âme, si elle n’avait un objet à aimer ? »

          Tous les oiseaux étaient dans l’agitation en songeant à la majesté du roi dont la huppe leur avait parlé. Le désir de l’avoir pour souverain s’était emparé d’eux et les avait jetés dans l’impatience. Ils firent donc leur projet de départ et voulurent aller en avant ; ils devinrent ses amis et leurs propres ennemis. Mais comme la route était longue et lointaine, chacun d’eux néanmoins était inquiet au moment de s’y engager et donna une excuse différente pour s’en dispenser, malgré la bonne volonté qu’il paraissait avoir.

          2 – L’excuse du rossignol

          L’amoureux rossignol se présenta d’abord ; il était hors de lui-même par l’excès de sa passion. Il exprimait un sens dans chacun des mille tons de ses chants et dans ces sens divers se trouvait contenu un monde de secrets. Il célébra donc les secrets du mystère, au point qu’il ferma la bouche aux autres oiseaux. « Les secrets de l’amour me sont connus, dit-il ; toute la nuit, je répète mes chants d’amour. Je mets en émoi les parterres de roses aussi bien que le cœur des amants. Si je suis privé pendant longtemps de la vue de ma rose chérie, je me désole et je cesse mes chants. Entièrement plongé dans l’amour de la rose, je ne songe pas du tout à ma propre existence ; je ne pense qu’à l’amour de la rose ; je ne désire pour moi que la rose vermeille. Atteindre au Simorg, c’est au-dessus de mes forces, l’amour de la rose suffit au rossignol. »

          La huppe répondit au rossignol : « O toi qui es resté en arrière, occupé de la forme extérieure des choses ! cesse de te complaire dans un attachement séducteur. L’amour du minois de la rose a enfoncé dans ton cœur bien des épines. Si le sourire de la rose excite tes désirs, c’est pour t’attirer jour et nuit dans le gémissement de la plainte. Laisse donc la rose et rougis ; car elle se rit de toi chaque nouveau printemps, et elle ne te sourit pas. »

          3 – L’excuse du paon

          Vint ensuite le paon, à la robe dorée, aux plumes de cent mille couleurs. Il se montre dans tous ses atours, comme la nouvelle mariée ; chacune de ses plumes manifeste sa splendeur. « Le peintre du monde invisible, dit-il, remit de sa main, pour me former, son pinceau aux djinns. Quoique je sois le Gabriel des oiseaux, mon sort est cependant bien moins avantageux ; car, ayant contracté amitié avec le serpent dans le paradis terrestre, j’en fus ignominieusement chassé. On me priva du poste de confiance qui m’avait été confié, et à l’instant même, je fus instruit de la laideur de mes pieds qui devinrent ma prison et l’objet de ma honte. Je n’ai pas la prétention de parvenir jusqu’au roi dont tu parles, il me suffit d’arriver à son portier. Le Simorg pourrait-il être l’objet de mon ambition, puisque je la borne à habiter le paradis terrestre ? Je n’ai rien à faire dans le monde tant que je n’irai pas me reposer une autre fois dans le Paradis. »

          La huppe lui répondit : « Ô toi qui t’égares volontai-rement du vrai chemin ! sache que celui qui désire le palais de ce roi, bien préférable au palais dont tu parles, n’a rien de mieux à faire que de s’en approcher. Lorsque tu peux avoir l’océan, pourquoi irais-tu rechercher une goutte de la rosée nocturne ? Celui qui participe aux secrets du soleil pourra-t-il s’arrêter à un atome de poussière ? Celui qui est le tout a-t-il affaire avec la partie ? L’âme a-t-elle besoin des membres du corps ? Si tu veux être parfait, considère le tout, recherche le tout, sois le tout, choisis le tout. »

          4 – L’excuse du canard

          Le canard sortit craintivement hors de l’eau ; il se rendit à l’assemblée des oiseaux, vêtu de sa plus belle robe, et dit : « Personne, dans les deux mondes, n’a parlé d’une jolie créature plus pure que moi. Je fais régulièrement, et à toute heure, l’ablution légale ; puis j’étends sur l’eau le lapis-lazuli de la prière. Qui se tient sur l’eau comme moi ? N’est-ce pas un pouvoir merveilleux que je possède ? Je suis, parmi les oiseaux, un pénitent aux vues pures, au vêtement pur, à l’habitation toujours pure. Rien ne me paraît profitable, si ce n’est l’eau, car ma nourriture et ma demeure sont dans l’eau. Quelque grand que soit le chagrin que j’éprouve, je le lave tout de suite dans l’eau, que je ne quitte jamais. Il faut que l’eau alimente toujours le ruisseau où je me tiens, car je n’aime pas la terre sèche. Ce n’est qu’avec l’eau que j’ai affaire ; comment pourrais-je la quitter pour traverser les vallées et voler jusqu’au Simorg ? »

          La huppe lui répondit : « O toi qui te complais dans l’eau ! toi dont l’eau entoure la vie comme il en serait du feu ! tu t’endors mollement sur l’eau, mais une vague vient et t’emporte ; l’eau n’est bonne que pour ceux qui n’ont pas le visage net. Si tu es ainsi, tu fais bien de rechercher l’eau ; mais combien de temps seras-tu aussi pur que l’eau, puisqu’il te faut voir le visage de tous ceux qui n’ont pas le visage net et qui viennent s’y baigner ? »

         5 – L’excuse du héron

          Le héron vint ensuite en toute hâte, et il parla ainsi aux oiseaux sur sa position :

          « Ma charmante demeure est auprès de la mer, là où personne n’entend mon chant. Je suis si inoffensif, que nul ne se plaint de moi dans le monde. Je siège soucieux sur le bord de la mer, triste et mélancolique. Mon cœur déborde du désir de l’eau ; que puis-je devenir si elle me manque ? Mais, comme je ne fais pas partie des habitants de la mer, je meurs, les lèvres sèches, sur son bord. Quoique l’Océan soit très agité, et que ses vagues viennent jusqu’à moi, je ne puis en avaler une goutte. Si l’Océan perdait une seule goutte d’eau, mon cœur brûlerait de dépit. À une créature comme moi, l’amour de l’Océan suffit. Cette passion suffit à mon cerveau. Je ne suis actuellement en souci que de l’Océan ; je n’ai pas la force d’aller trouver le Simorg ; je demande grâce. Celui qui ne recherche qu’une goutte d’eau pourrait-il s’unir au Simorg ? »

          « Ô ! toi qui ne connais pas l’Océan, lui répondit la huppe, sache qu’il est plein de crocodiles et d’animaux dangereux, que tantôt son eau est amère, tantôt saumâtre, tantôt calme, tantôt agitée. C’est une chose changeante et non stable quelquefois en flux et quelquefois en reflux. Bien des grands personnages ont préparé un navire pour aller sur cet Océan, et sont tombés dans l’abîme, où ils ont péri. Le plongeur qui y pénètre n’y trouve que de l’affliction pour son âme, et, si quelqu’un touche un instant le fond de l’Océan, il reparaît bientôt mort sur sa surface, comme l’herbe. D’un tel élément, dépourvu de fidélité et de constance, personne ne doit espérer d’affection. Si tu ne t’éloignes pas tout à fait de l’Océan, il finira par te submerger. Il s’agite et se retourne dans son sommeil par amour pour son propre ami ; tantôt il roule ses flots, avec fracas ; tantôt il est immobile et pèse comme un miroir de bronze sur d’insondables rêves. Mais puisqu’il ne peut trouver pour lui-même ce qu’il désire, tu ne trouveras pas non plus en lui le repos de ton cœur. L’Océan n’est qu’un petit ruisseau qui prend sa source dans le chemin qui conduit à l’Ami ; comment t’en contenterais-tu donc et te priverais-tu de voir sa face ? »

          6 – L’excuse de la perdrix

          Puis la perdrix s’approcha, sortant de son trou timidement et comme en état d’ivresse. Son bec est rouge, son plumage aurore, le sang bouillonne dans ses yeux. « Je suis constamment restée dans les ruines, dit-elle, parce que j’aime beaucoup les pierreries. L’amour des joyaux a allumé un feu dans mon cœur, et il suffit à mon bonheur. Ardente et passionnée, je mange du gravier, et je dors sur la pierre. Mon amour pour les pierres précieuses m’attache à la montagne. Que celui qui aime une chose autre que les joyaux sache que cette chose est transitoire ; au contraire, le règne des joyaux est un établissement éternel ; ils tiennent par leur essence à la montagne ; je connais et la montagne et la pierre précieuse. Je n’ai encore trouvé aucune essence dont la nature fût supérieure aux pierreries, ni une perle d’aussi belle eau qu’elles. Or le chemin vers le Simorg est difficile, et mon pied reste attaché aux pierres précieuses, comme s’il était enfoncé dans l’argile. »

          La huppe lui répondit : « O toi qui as toutes les couleurs comme les pierreries ! tu es boiteuse et tu donnes des excuses boiteuses. Tu t’avilis à la recherche des joyaux. Que sont les joyaux, sinon des pierres colorées qui sans couleur ne seraient que de communs petits cailloux ? Celui qui recherche le joyau du vrai ne se contente pas de la couleur d’une pierre qui s’éteint dans la nuit. »

          7 – L’excuse du faucon

           Le faucon arriva ensuite fièrement, et vint dévoiler le secret des mystères devant l’assemblée des oiseaux. Il fit parade de son équipement militaire et du chaperon qui couvre sa tête. Il dit : « Moi, qui désire me reposer sur la main du roi, je ne regarde pas les autres créatures ; je me couvre les yeux d’un chaperon, afin d’appuyer mon pied sur la main du roi. Je suis élevé dans la plus grande étiquette, et je pratique l’abstinence comme les pénitents, afin que, lorsqu’un jour on m’amène au roi, je puisse faire exactement le service qu’on exige de moi. Pourquoi voudrais-je voir le Simorg, même en songe ? Pourquoi m’empresserais-je étourdiment d’aller auprès de lui ? Je me contente d’être nourri de la main du roi ; sa cour me suffit dans le monde.

          La huppe lui dit : « O toi qui es sensible aux choses extérieures sans t’occuper des qualités essentielles, et qui es resté attaché à la forme ! sache que si le Simorg avait un égal dans son royaume, une telle royauté ne lui conviendrait pas. Il est le seul être à qui la royauté convient, parce qu’il est unique en puissance. Ceux-là dont tu parles ne sont pas roi, eux qui font follement leur volonté dans un pays. Plus on en est proche, plus on est dans une position délicate ; on craint toujours de leur déplaire; la vie même est souvent en danger. Les rois de ce monde peuvent être comparés au feu ; éloigne-toi d’eux, cela vaut mieux que d’en approcher. Il est bon de vivre loin des rois. 

      8 – L’excuse du humay

          Le humay, à l’ombre fortunée, arriva devant l’assemblée, lui dont l’ombre crée les rois. « Oiseaux de la terre et de la mer, dit-il, je ne suis pas un oiseau comme les autres oiseaux. Les rois sont élevés sur le pavois par l’influence de mon ombre ; mais les hommes qui ont un caractère de mendiant ne me plaisent pas. Comme je me borne à donner des os à ronger à ma chienne d’âme, mon esprit acquiert par là un rang élevé et je mets mon esprit en sûreté contre elle. Comment peut-il détourner sa tête de sa gloire, celui dont l’ombre crée les rois ? Tout le monde cherche à s’abriter à l’ombre de ses ailes, dans l’espoir d’en obtenir quelque avantage. Comment rechercherais-je l’amitié de l’altier Simorg, puisque j’ai la royauté à ma disposition ? »

          La huppe lui répondit : « O toi que l’orgueil a asservi ! cesse d’étendre ton ombre, et ne te complais plus désormais en toi-même. En ce moment, bien loin de faire asseoir un roi sur le trône, tu es occupé, comme le chien, avec un os. Plût à Dieu que tu ne fisses pas asseoir des Khosroès sur le trône, et que tu ne fusses pas occupé d’un os ! En supposant même que tous les rois de la terre ne sont assis sur le trône que par l’effet de ton ombre, demain cependant ils tomberont dans le malheur, et resteront pour toujours privés de leur royauté, tandis que, s’ils n’avaient pas vu ton ombre, ils n’auraient pas à rendre un compte terrible au dernier jour. »

          9 – L’excuse du hibou

          Le hibou vint ensuite d’un air effaré et dit : « J’ai choisi pour ma demeure une maison délabrée. Je suis faible ; je suis né dans les ruines, et je m’y plais ; mais non pour y boire du vin en cachette. J’ai bien trouvé des centaines de lieux habités ; mais les uns sont dans le trouble, les autres dans la haine. Celui qui veut vivre en paix doit aller, comme l’ivrogne, parmi les ruines. Si je réside tristement au milieu d’elles, c’est parce que c’est là que sont cachés les trésors et que ce n’est qu’au milieu d’elles qu’ils existent. Si mon pied rencontrait mon trésor, mon cœur désireux serait libre. Je crois bien que l’amour envers le Simorg n’est pas fabuleux, car il n’est pas ressenti par des insensés. Je n’aime que mon trésor et mes ruines. »

          La huppe lui dit : « O toi qui es ivre de l’amour des richesses, supposons que tu parviennes à trouver un trésor ; eh bien ! tu mourras sur ce trésor, et ta vie se sera ainsi écoulée sans avoir atteint le but élevé qu’on doit se proposer. Ne serais-tu pas par hasard de la famille de celui qui fabriqua le veau d’or ? Tout cœur qui est gâté par l’amour de l’or aura la physionomie altérée, comme une monnaie fausse, au jour de la résurrection.  »

          10 – L’excuse du dernier oiseau 

          Nombre d’oiseaux dévoilèrent ainsi à haute voix les errements de leur vie passée, se faisant les interprètes de tous ceux qui gardaient silence.

          Un dernier oiseau dit à la huppe : « O éminent oiseau ! l’amour d’un objet charmant m’a rendu esclave ; cette affection s’est emparée de moi, elle m’a enlevé la raison et m’a dominé complètement. L’image de cette face chérie est comme un voleur de grand chemin ; elle a mis le feu à la moisson de ma vie. Loin de cette idole, je n’ai pas un instant de repos. Je me croirais infidèle si je me décidais à vivre sans elle. Comment pourrais-je me priver de voir, même pendant quelque temps, la joue de cette face de lune, pour chercher la route que tu m’indiques ?  »

          « O toi qui es resté attaché à ce qui est visible ! répond la huppe,  sache que l’amour des choses extérieures est autre que l’amour contemplatif du Créateur invisible. L’amour qu’inspire une beauté passagère ne peut être que passager. Tu donnes le nom de lune sans décroissance à un corps extérieur composé d’humeur et de sang. L’amour charnel est un jeu qui t’assimile aux animaux. Il est une beauté qui ne décroit pas, et c’est une impiété que de la méconnaître. Tu as longtemps erré, auprès de la forme extérieure, à la recherche de l’imperfection. La vraie beauté est cachée, cherche la donc dans le monde invisible, et par cette sublime ambition connaît aussitôt tout ce qui existe.  »

          Séduits par ces arguments, les oiseaux éprouvèrent le désir de faire le voyage que la huppe leur proposait.Toutefois ce discours même les fit reculer à se mettre en route ; ils éprouvèrent tous la même inquiétude, et l’exprimèrent pareillement. Ils dirent donc à la huppe :  « O toi qui es notre guide dans cette affaire ! veux-tu que nous abandonnions, pour aborder ce chemin, la vie tranquille dont nous jouissons, puisque de faibles oiseaux comme nous ne peuvent se flatter de trouver le vrai chemin pour arriver au lieu sublime où demeure le Simorg. »

          La huppe répondit alors, en sa qualité de guide : « Celui qui aime ne songe pas à sa propre vie ; si l’on aime vérita-blement, il faut renoncer à la vie. À l’amour il faut la douleur et le sang du cœur ; l’amour aime les choses difficiles. Un atome d’amour est préférable à tout ce qui existe entre les horizons, et un atome de ses peines vaut mieux que l’amour heureux de tous les amants. L’amour est la moelle des êtres ; mais il n’existe pas sans douleur réelle. Avance donc sans crainte dans cette voie et jette-toi hors du nid de l’enfance.  »

          11 – Le voyage des oiseaux

          Lorsque tous les oiseaux eurent entendu ce discours, ils baissèrent la tête et eurent le cœur ensanglanté. Ils se décidèrent à renoncer eux aussi à la vie. Un bon nombre d’entre eux moururent même dans le lieu de leur réunion. Quant aux autres, ils se décidèrent au même moment, sans être revenus de leur stupéfaction, à se mettre en route. Ils étaient en si grand nombre qu’ils cachaient la lune et le poisson.

          Ils voyagèrent des années entières par monts et par vaux, et une grande partie de leur vie s’écoula durant ce voyage. La pensée du Simorg enleva le repos de leur cœur. Les uns furent submergés dans l’Océan et dévoré par les poissons, les autres furent anéantis et disparurent en proie à toutes sortes de maux. Beaucoup périrent sur la cime de hautes montagnes, transformés en pierre par le froid ; d’autres, par l’effet du soleil, eurent leurs plumes brûlées et leur cœur calciné comme la viande grillée ; d’autres furent tristement abattus par des chasseurs ou embrochés par des bandits de grand chemin ; d’autres, attirés par des mirages moururent de fatigue et de soif dans le désert. D’autres s’entre-tuèrent follement pour un grain ; d’autre, éprouvèrent toutes sortes de peines et de fatigues, et finirent par rester en route sans pouvoir atteindre leur but. D’autres, occupés seulement de curiosité et de plaisir, succombèrent sans plus songer à l’objet de leur recherche.

          Les oiseaux qui s’étaient mis en route remplissaient le monde entier, et il n’en arriva que trente, encore étaient-ils tous ébahis, sans plumes ni ailes, fatigués et abattus, le cœur brisé, l’âme affaissée, le corps abîmé ; mais ils virent cette majesté qu’on ne saurait décrire et dont l’essence est incompréhensible, cet être qui est au-dessus de la portée de l’intelligence et de la science de toute créature. Alors brilla l’éclair du ravissement sans fin, et cent mondes furent brûlés en un instant.

ATTAR

Le dire des oiseaux

Livre 2

(Le chapitre caché)

Texte et Illustrations : Max de Larminat

   

       Avertissement

       Dans ce second chapitre est révélé la teneur du mythique épilogue du Manteg ot-Teyr occulté depuis presque mille ans, et récemment retrouvé. On dit qu’Attar,  avant la diffusion de l’ouvrage, aurait prudemment soustrait ces pages en raison des spéculations peu orthodoxes sur le salut auxquelles il s’y livrait. Il redoutait sans doute la condamnation des penseurs sunnites officiels dont le dogmatisme, hier comme aujourd’hui, était hostile à l’ésotérisme soufi aussi bien qu’à l’aspiration mystique d’une fusion entre l’homme et Dieu, idée qu’ils assimilaient à quelque dérive panthéiste de la foi.

« Ne vous riez pas de moi

en voyant mon plumage,

dit la Huppe,

car, ô étrangers,

autrefois j’étais homme. »

Aristophane

Les oiseaux

          Alors que les oiseaux que la Huppe avait convaincus de partir sous sa houlette à la recherche du Simorg s’apprêtaient à prendre leur envol, une troupe de retardataires se présenta au lieu du rassemblement. L’aspect des nouveaux venus frappa de stupeur l’assemblée qui, du coup, resta clouée au sol.

          « Qui êtes-vous, frères et sœurs ? leur demanda la Huppe que rien ne démontait. Êtes-vous humains, comme votre taille, votre silhouette, et votre lenteur à vous mouvoir m’incitent à le penser ? Ou bien seriez-vous oiseaux, comme semblent l’attester vos plumages, vos becs, et les œufs que vous couvez dans votre giron tout en marchant? »

          « Nous ne sommes que de simples êtres de désir, mais cela suffit à faire pleinement de nous ce que nous sommes, quand bien même n’y aurait-il aucun mot honorable dans le langage des oiseaux, tout autant que dans celui des hommes, pour nous nommer. Nos pas nous portent vers ceux qui nous appellent de leurs vœux, ou qui nous acceptent avec bienveillance en dépit de nos incurables singularités, quels que soient nos visages ou nos tournures. Nous ne sommes oiseaux que par hasard, ou humains que par accident. Ou les deux à la fois par un caprice de la nature. Nous ne sommes mâle ou femelle, voire les deux à la fois que par l’effet d’un coup de dé. Qu’importe alors que nous ayons les pieds dans un monde et la tête dans un autre puisque nous avons en commun de nous être redressés sur nos membres inférieurs pour tenter de hisser nos cerveaux à hauteur de nos rêves. »

          « Il faut pourtant bien que chacun d’entre nous soit pleinement ceci, ou pleinement cela, pour accomplir le voyage, répondit la Huppe. Ici-bas, il nous faut être, ou bien homme, ou bien oiseau, ou bête à fourrure ou bête à écailles, ou bête à griffes ou bête à cornes, afin que chacun puisse cheminer de conserve et en toute clarté, avec toutes les autres créatures, à la place qui de toute éternité lui est assignée. »

          Un autre des nouveaux venus que ce discours péremptoire ne semblait guère convaincre prit la parole à son tour. Son visage, contrairement à celui du précédent interlocuteur de la Huppe, lui appartenait en propre et semblait avoir servi de modèle au masque à face humaine derrière lequel son compagnon ailé se dissimilait. Il avait cependant jeté sur le haut de son crâne et ses épaules la dépouille d’un grand volatile, de sorte qu’à ne pas y regarder de trop près, on aurait pu croire que ces deux personnages appartenaient à la même espèce.

          « Bien que nous soyons dans l’ignorance de ce que nous sommes exactement, nous savons parfaitement comment nous avons décidé de vivre. Nous faisons fi des apparences qui nous furent imposées par un pur caprice de la nature. En conséquence, chaque membre de notre communauté considère que tout étranger désireux de faire route en notre compagnie, fut-il prisonnier d’une constitution physique différente de la sienne, n’en est pas moins son semblable. Nos déguisements ne visent pas à dissimuler nos différences et nos singularités, mais en dépit de celles-ci, à professer notre foi en notre commune fraternité. »

          « Fous que vous êtes, répondit la huppe ! Nul ne décide par lui-même de sa place dans l’ordre de l’univers. Nul ne saurait choisir son sexe, ou prétendre être à la fois mâle et femelle, comme certains d’entre vous affectent de l’être, sans jeter le monde dans le trouble et la confusion. Il n’appartient pas aux oiseaux de porter indûment le masque d’Adam, ni aux hommes de prétendre voler comme les anges en se harnachant de plumes. Ni aux femmes de porter des attributs d’homme, et ni aux hommes de singer les femmes. Quant à la progéniture sans avenir que vous serrez dans vos bras, on se prend à douter, à voir leurs têtes emplumées greffées sur des corps de bébé, qu’ils soient venus au monde dans la douleur de saines entrailles de femme ? Ou que ces oisillons à tête d’angelot joufflus que vous cajolez soient tout droit sortis d’honnêtes œufs, comme tout oiseau qui se respecte ? »

          « Qui prétend que ces enfants réprouvés soient tous nos enfants par le sang ? Beaucoup d’entre eux furent abandonnés par leurs géniteurs inconséquents dont ils faisaient la honte, et nous les avons adoptés comme nos fils et nos filles. Mais n’aie nulle crainte. En temps utile, il ne tiendra qu’à eux de nous quitter s’ils le veulent ; Certains en déployant leurs ailes, pour peu qu’ils en soient dotés, ou d’autre en déroulant des enjambées à leur juste mesure, s’il n’ont que leurs pieds pour explorer le vaste monde. Ils suivront à leur guise leur propre chemin. Quitte à rejoindre s’ils le veulent le monde des humains ou celui des oiseaux. Mais tes anathèmes ne nous laissent pas nourrir de grand espoir quant à l’heureuse issue de telles aspirations. »

          « Comment s’en étonner ? dit la huppe. Nul ne peut vivre sans savoir ce qu’il est, et d’où il vient. Trêve de dérobade ! Qui êtes-vous donc sous vos masques et vos faux-semblants ? » 

          « Nous ne sommes que de simples êtres de désir, mais cela suffit à faire pleinement de nous ce que nous sommes, quand bien même n’y aurait-il aucun mot honorable dans le langage des oiseaux, tout autant que dans celui des hommes, pour nous nommer. Nos pas nous portent vers ceux qui nous appellent de leurs vœux, ou qui nous acceptent avec bienveillance en dépit de nos incurables singularités, quels que soient nos visages ou nos tournures. Nous ne sommes oiseaux que par hasard, ou humains que par accident. Ou les deux à la fois par un caprice de la nature. Nous ne sommes mâle ou femelle, voire les deux à la fois que par l’effet d’un coup de dé. Qu’importe alors que nous ayons les pieds dans un monde et la tête dans un autre puisque nous avons en commun de nous être redressés sur nos membres inférieurs pour tenter de hisser nos cerveaux à hauteur de nos rêves. »

          La Huppe qui avait cru par ses exhortations de bon sens ramener cette troupe d’égarés dans le droit chemin aussi facilement qu’elle y était parvenue avec le rossignol ou le canard, le faucon ou le paon, s’irrita de cette résistance inattendue. Abandonnant le ton de douce persuasion qui ne semblait pas pénétrer leurs cœurs endurcis, elle leur rétorqua avec impatience : « Regardez-vous, enfants perdus, et revenez dans le giron de la raison et de la décence! Délestez-vous de vos oripeaux. Cessez de célébrer votre bipédie comme l’alpha et l’oméga de la grandeur. Il est des êtres à quatre pattes auxquels vous n’arrivez pas à la cheville, car ils ne cherchent pas à être ce qu’ils ne sont pas, mais endurent avec une authentique grandeur leur misérable condition. »

          « Crois-tu que nous n’endurions pas la nôtre avec autant de grandeur d’âme qu’eux ? répondit alors une autre créature dont le corps de femme eût été parfait s’il n’avait été à demi recouvert de plumes, particularité qui loin de nuire à sa beauté en avivait l’attrait. Considère ma nudité, et vérifie par toi-même, oh ! Huppe avisée, qu’il ne s’agit pas, en ce qui me concerne, d’un simple travestissement, mais d’un authentique plumage ! À quoi me servirait-il donc de me rebeller contre cette force qui un beau jour œuvra mon corps et mon âme sans que j’y sois pour rien ? Il ne m’appartient que d’en accepter les effets en toute humilité. Plutôt que de m’en désoler, je préfère y voir quelque signe de bon augure, bien que j’ignore à quel dessein cette force a jeté son dévolu sur moi. »

          Observant avec attention cette nouvelle interlocutrice la Huppe constata que la jeune femme souriante lui parlait par le truchement d’un oiseau perché sur son épaule. Un oiseau en tout point semblable à la Huppe comme si cette femme lui eût tendu un miroir. Et la Huppe, jusque-là pétrie de certitude, en conçut un grand malaise comme si ce qu’elle venait d’entendre s’était à son insu échappé à sa propre bouche. Était-il possible que ces êtres équivoques eussent suscité en leur communauté, pour les guider, leur propre Huppe ?

          L’assemblée des oiseaux qui, abasourdis assistaient à ces échanges, donnait des signes d’agitation, car, pour la première fois, la Huppe, abandonnant son attitude patiente et bienveillante, paraissait douter d’elle-même et du bien-fondé de ses assertions, lesquelles ne leur paraissaient plus maintenant aussi irréfutables, alors que quelques instants auparavant, ils étaient prêts à tout quitter pour la suivre.

          « Qui que vous soyez, vous qui n’entendez vous soumettre qu’à vos désirs, et n’écouter que vous-mêmes, cessez d’ergoter et dites-nous sans ambages ce que vous êtes venu chercher ici, dit la Huppe avec un ton d’autorité qui ramena un semblant de calme parmi ses fidèles. Vous retardez notre départ. Le Simorg ne saurait attendre éternellement le bon vouloir de ceux qui, comme nous autres, n’aspirent qu’en lui. »

          Une autre créature d’allure humaine, dont le corps arborait les attributs des deux sexes, mais dont la tête altière restait cachée sous un casque emplumé simulant une tête de chat-huant, s’approcha et prit à son tour la parole d’une voix qui troubla profondément la Huppe. Il lui sembla que les mots que prononçait cet être incertain ne sortaient pas directement de sa gorge, mais de celle d’un authentique oiseau de nuit juché sur un bâton jeté en travers de son épaule. Et la Huppe crut reconnaître en cette voix la réplique de celle qui, autrefois, avait hanté ses veilles quand un doute insidieux concernant sa mission était venu tarauder ses certitudes. Pour la première fois, depuis qu’elle avait jadis subi les assauts de ce double maléfique dont elle avait presque oublié l’écho dans la caverne de sa conscience, la Huppe craignit de ne pouvoir comme alors bâillonner et tenir dans les fers ce démon qui voulait la tenter. Aussi supporta-t-elle jusqu’au bout le dire de cette créature, cachant son désarroi pour ne pas ajouter au flottement de l’assemblée. La Huppe était trop perspicace pour ignorer qu’il ne lui aurait servi en rien de réduire au silence son interlocutrice, ou de se boucher les oreilles, car cette voix intérieure provenait d’abysses inaccessibles à sa volonté.

          Et l’oiseau des ténèbres, profitant du mutisme inaccoutumé de la Huppe, de poursuivre. « Certes, nous sommes des êtres de désir, comme vous tous ici, je suppose. Mais nos désirs sont aussi insondables que vos nuits. Qui es-tu donc, toi, la Huppe pour oser en juger ? Sache cependant que du fin fond de nos nuits, qui valent bien vos jours, nous est parvenue la nouvelle que des créatures se rassemblaient ici pour partir à la recherche de leur Ami. Nous avons alors formé le désir d’aller nous aussi le rencontrer afin qu’il nous dévoile le pourquoi des choses et le mystère de notre destinée. » 

          « Comment pourriez-vous nous suivre en pareil accoutrement sans jeter la confusion dans nos rangs, dit avec autorité la Huppe, reprenant non sans mal empire sur elle-même ? Les âmes simples et indécises qui m’accompagnent y perdraient la perception du vrai et du faux, voire le sens du bien et du mal. D’ailleurs, comment pourriez-vous nous accompagner dans les airs avec vos ailes postiches qui ne servent à voler qu’en imagination ? » 

          « D’où tiens-tu que le chemin des airs soit la seule voie qui mène à celui qui n’est pas seulement le maître des airs, mais également celui des terres, des eaux, et des flammes, lui rétorquèrent à l’unisson l’oiseau au masque d’homme et l’homme à la pelisse de plume. Indique-nous seulement la direction à suivre sans préjuger de la pertinence de notre manière particulière de répondre à son appel.

          « Il n’est, hélas ! d’autres chemins vers Lui que celui de la soumission totale aux volontés de Celui qui vous parle par ma bouche. » 

          « Puisque cela ne se peut, alors abandonne-nous ici sans remords, et pars sans délai à la tête de ces âmes incertaines qui bruissent d’impatience autour de toi et dont tu ne soutiens le désir de rencontrer le Simorg que par les ressorts de ton verbe et le pouvoir de ta volonté. »

          La Huppe était au désespoir de ne pas réussir à leur faire entendre raison. Les mots lui manquèrent pour les convaincre qu’ils courraient à leur perte si elle ne les guidait pas étroitement dans toutes les circonstances de leur quête. Elle décida donc de faire la part du feu et de les abandonner sur place à leur triste sort. Il était en effet urgent d’agir, et de conforter par l’action et le mouvement continu de milliers d’ailes brassant le vent, le désir toujours vacillant des oiseaux de rompre avec leur passé d’illusions et de turpitudes.

          La mort dans l’âme, la huppe donna donc le signal du départ, et il ne resta bientôt plus que les étrangers sur ce champ de ruines qui avait été le lieu du rassemblement. 

          Pourtant, quand, bien plus tard, la huppe eut mené à bien sa mission et conduit ses ouailles aux portes de la demeure du Simorg, elle resta longtemps indécise sur le seuil avant de le franchir à son tour, espérant l’arrivée tardive des hommes oiseaux. Elle eut même la tentation de partir à leur recherche et de consacrer ses dernières forces au salut de ces égarés, car elle avait secrètement éprouvé plus de sympathie pour eux que pour ses turbulents et inquiets zélateurs dont il lui avait fallu sans cesse tout au long du voyage affronter les récriminations et ranimer la foi chancelante.

          Il ne lui vint pas à l’esprit que par l’effet puissant de leur désir sincère, les réfractaires à son magistère étaient peut-être parvenus bien avant le peuple des oiseaux au terme de leur quête et que l’Ami les avait déjà depuis longtemps abîmés en son sein.

          Mais ceci est une autre histoire, dont ce présent chapitre n’est que le préambule, et qu’en ces temps troublés, je ne saurais raconter à n’importe qui. Rares sont en effet ceux qui sont aujourd’hui capables d’entendre que, parfois, une vérité peut en cacher une autre.

ATTAR

Le dire des oiseaux

Chapitre 1

Illustration : Max de Larminat

Avertissement

Dans ce premier chapitre, le lecteur trouvera une libre adaptation du Langage des oiseaux, réalisée à partir de la traduction de l’orientaliste Joseph Garcin de Tassy (1794-1878).

Rédigée au milieu du 12° siècle à Nishapur par le poète soufi persan Farid Al-Din Attar, le livre originel conte, sous le titre Manteg ot-Teyr, les tribulations du peuple des oiseaux qui, en mal d’un roi, partent sous la conduite de la Huppe à la recherche du Simorg, un oiseau fabuleux de la mythologie persane que l’auteur sublime en une puissante métaphore du divin.

L’ouvrage foisonne de toutes sortes anecdotes et de digressions dont je n’ai gardé ici que ce qui se rapporte directement à ces navrants oiseaux en proie à leurs intimes démons et taraudés par leurs doutes dont la huppe tente de les libérer par ses exhortations prophétiques afin de les conduire, au terme d’un ultime et périlleux voyage, jusqu’au Simorg.

Dans un second temps nous découvrirons un chapitre inédit du Langage des oiseaux occulté depuis des siècles, mais dont quelques érudits soupçonnaient l’existence. De façon totalement inattendue, on vient tout récemment d’en retrouver le texte au milieu d’un fouillis de feuillets provenant du saccage d’une antique bibliothèque. À quelque chose malheur est bon.

1 - Discours de la huppe aux oiseaux

          Les oiseaux du monde se réunirent tous, tant ceux qui sont connus que ceux qui sont inconnus, et tinrent alors entre eux ce langage : « Il n’y a pas dans le monde de pays sans roi ; comment se fait-il cependant que le pays des oiseaux en soit privé ? Il ne faut pas que cet état de choses dure plus longtemps ; nous devons joindre nos efforts et aller à la recherche d’un roi, car il n’y a pas de bonne administration dans un pays sans roi. »

          La huppe, tout émue et pleine d’espérance, arriva et se plaça au milieu de l’assemblée des oiseaux. Elle avait sur la tête la couronne de la vérité. En effet, elle était entrée avec intelligence dans la voie spirituelle, et elle connaissait le bien et le mal.

          « Chers oiseaux, dit-elle, je suis réellement enrôlée dans la milice divine, et je suis le messager du monde invisible. Je connais Dieu et les secrets de la création. Et pour être la digne confidente des secrets de Salomon et entrer derrière les rideaux de son palais, j’ai enfermé et tenu dans les fers le démon qui voulait me tenter. Pendant des années, j’ai traversé la mer et la terre, occupée à voyager. J’ai franchi des vallées et des montagnes ; j’ai parcouru un espace immense du temps du déluge. J’ai souvent arpenté toute la surface du globe. Je connais bien mon roi, mais je ne puis aller le trouver toute seule. Si vous voulez m’y accompagner, je vous donnerai accès à la cour de ce roi. Son nom est Simorg. D’autres, plus versés que vous dans ces mystères, appellent l’Ami ; il est le roi des oiseaux, mais sachez qu’il n’a d’oiseau que ce que vos indigents yeux d’oiseaux peuvent en imaginer à l’aulne de votre petitesse. Il est près de nous, et nous en sommes éloignés. Le lieu qu’il habite est inaccessible et il ne saurait être célébré par aucune langue. Il a devant lui plus de cent mille voiles de lumière et d’obscurité. Dans les deux mondes, il n’y a personne qui puisse lui disputer son empire. Il est le souverain par excellence ; il est submergé dans la perfection de sa majesté. L’âme la plus pure ne saurait le décrire, ni la raison le comprendre. On est troublé, et, en dépit de nos yeux, on est dans l’obscurité. Aucune science n’a encore découvert sa perfection, aucune vue n’a encore aperçu sa beauté. C’est en vain que les créatures ont voulu atteindre avec leur imagination à cette perfection et à cette beauté. Comment ouvrir cette voie à l’imagination ? Comment livrer la lune au poisson ? On trouve tour à tour dans ce chemin l’eau et la terre ferme, et l’on ne saurait se faire une idée de sa longueur. Il faut un cœur de lion pour parcourir cette route extraordinaire ; car le chemin est long et la mer profonde. Aussi chemine-t-on stupéfait, tantôt riant, tantôt pleurant. Quant à moi, je serais heureuse de trouver la trace de ce chemin, car ce serait pour moi une honte que de vivre sans y parvenir. À quoi servirait l’âme, si elle n’avait un objet à aimer ? »

          Tous les oiseaux étaient dans l’agitation en songeant à la majesté du roi dont la huppe leur avait parlé. Le désir de l’avoir pour souverain s’était emparé d’eux et les avait jetés dans l’impatience. Ils firent donc leur projet de départ et voulurent aller en avant ; ils devinrent ses amis et leurs propres ennemis. Mais comme la route était longue et lointaine, chacun d’eux néanmoins était inquiet au moment de s’y engager et donna une excuse différente pour s’en dispenser, malgré la bonne volonté qu’il paraissait avoir.

2 – L’excuse du rossignol

          L’amoureux rossignol se présenta d’abord ; il était hors de lui-même par l’excès de sa passion. Il exprimait un sens dans chacun des mille tons de ses chants et dans ces sens divers se trouvait contenu un monde de secrets. Il célébra donc les secrets du mystère, au point qu’il ferma la bouche aux autres oiseaux. « Les secrets de l’amour me sont connus, dit-il ; toute la nuit, je répète mes chants d’amour. Je mets en émoi les parterres de roses aussi bien que le cœur des amants. Si je suis privé pendant longtemps de la vue de ma rose chérie, je me désole et je cesse mes chants. Entièrement plongé dans l’amour de la rose, je ne songe pas du tout à ma propre existence ; je ne pense qu’à l’amour de la rose ; je ne désire pour moi que la rose vermeille. Atteindre au Simorg, c’est au-dessus de mes forces, l’amour de la rose suffit au rossignol. »

          La huppe répondit au rossignol : « O toi qui es resté en arrière, occupé de la forme extérieure des choses ! cesse de te complaire dans un attachement séducteur. L’amour du minois de la rose a enfoncé dans ton cœur bien des épines. Si le sourire de la rose excite tes désirs, c’est pour t’attirer jour et nuit dans le gémissement de la plainte. Laisse donc la rose et rougis ; car elle se rit de toi chaque nouveau printemps, et elle ne te sourit pas. »

3 – L’excuse du paon

          Vint ensuite le paon, à la robe dorée, aux plumes de cent mille couleurs. Il se montre dans tous ses atours, comme la nouvelle mariée ; chacune de ses plumes manifeste sa splendeur. « Le peintre du monde invisible, dit-il, remit de sa main, pour me former, son pinceau aux djinns. Quoique je sois le Gabriel des oiseaux, mon sort est cependant bien moins avantageux ; car, ayant contracté amitié avec le serpent dans le paradis terrestre, j’en fus ignominieusement chassé. On me priva du poste de confiance qui m’avait été confié, et à l’instant même, je fus instruit de la laideur de mes pieds qui devinrent ma prison et l’objet de ma honte. Je n’ai pas la prétention de parvenir jusqu’au roi dont tu parles, il me suffit d’arriver à son portier. Le Simorg pourrait-il être l’objet de mon ambition, puisque je la borne à habiter le paradis terrestre ? Je n’ai rien à faire dans le monde tant que je n’irai pas me reposer une autre fois dans le Paradis. »

          La huppe lui répondit : « Ô toi qui t’égares volontairement du vrai chemin ! sache que celui qui désire le palais de ce roi, bien préférable au palais dont tu parles, n’a rien de mieux à faire que de s’en approcher. Lorsque tu peux avoir l’océan, pourquoi irais-tu rechercher une goutte de la rosée nocturne ? Celui qui participe aux secrets du soleil pourra-t-il s’arrêter à un atome de poussière ? Celui qui est le tout a-t-il affaire avec la partie ? L’âme a-t-elle besoin des membres du corps ? Si tu veux être parfait, considère le tout, recherche le tout, sois le tout, choisis le tout. »

4 - L’excuse du canard

          Le canard sortit craintivement hors de l’eau ; il se rendit à l’assemblée des oiseaux, vêtu de sa plus belle robe, et dit : « Personne, dans les deux mondes, n’a parlé d’une jolie créature plus pure que moi. Je fais régulièrement, et à toute heure, l’ablution légale ; puis j’étends sur l’eau le lapis-lazuli de la prière. Qui se tient sur l’eau comme moi ? N’est-ce pas un pouvoir merveilleux que je possède ? Je suis, parmi les oiseaux, un pénitent aux vues pures, au vêtement pur, à l’habitation toujours pure. Rien ne me paraît profitable, si ce n’est l’eau, car ma nourriture et ma demeure sont dans l’eau. Quelque grand que soit le chagrin que j’éprouve, je le lave tout de suite dans l’eau, que je ne quitte jamais. Il faut que l’eau alimente toujours le ruisseau où je me tiens, car je n’aime pas la terre sèche. Ce n’est qu’avec l’eau que j’ai affaire ; comment pourrais-je la quitter pour traverser les vallées et voler jusqu’au Simorg ? »

          La huppe lui répondit : « O toi qui te complais dans l’eau ! toi dont l’eau entoure la vie comme il en serait du feu ! tu t’endors mollement sur l’eau, mais une vague vient et t’emporte ; l’eau n’est bonne que pour ceux qui n’ont pas le visage net. Si tu es ainsi, tu fais bien de rechercher l’eau ; mais combien de temps seras-tu aussi pur que l’eau, puisqu’il te faut voir le visage de tous ceux qui n’ont pas le visage net et qui viennent s’y baigner ? »

5 – L’excuse du héron

          Le héron vint ensuite en toute hâte, et il parla ainsi aux oiseaux sur sa position : « Ma charmante demeures auprès de la mer, là où personne n’entend mon chant. Je suis si inoffensif que nul ne se plaint de moi dans le monde. Je siège soucieux sur le bord de la mer, triste et mélancolique. Mon coeur déborde du désir de l’eau. Que puis-je devenir si elle me manque ? Mais comme je ne fait pas partie des habitants de la mer, je meurs, les lèvres sèches, sur son bord. Quoique l’océan soit très agité et que ses vagues viennent jusqu’à moi, je ne puis en avaler une goutte. Si l’océan perdait une seule goutte d’eau, mon coeur brûlerait de dépit. A une créature comme moi, l’amour de l’océan suffit. Cette passion suffit à mon cerveau. je ne suis actuellement en souci que de l’océan. Je n’ai pas la force d’aller trouver le Simorg. Je demande grâce. Celui qui ne recherche qu’une goutte d’eau pourrait-il s’unir au Simorg ? » 

          « Ô ! toi qui ne connais pas l’Océan, lui répondit la huppe, sache qu’il est plein de crocodiles et d’animaux dangereux, que tantôt son eau est amère, tantôt saumâtre, tantôt calme, tantôt agitée. C’est une chose changeante et non stable quelquefois en flux et quelquefois en reflux. Bien des grands personnages ont préparé un navire pour aller sur cet Océan, et sont tombés dans l’abîme, où ils ont péri. Le plongeur qui y pénètre n’y trouve que de l’affliction pour son âme, et, si quelqu’un touche un instant le fond de l’Océan, il reparaît bientôt mort sur sa surface, comme l’herbe. D’un tel élément, dépourvu de fidélité et de constance, personne ne doit espérer d’affection. Si tu ne t’éloignes pas tout à fait de l’Océan, il finira par te submerger. Il s’agite et se retourne dans son sommeil par amour pour son propre ami ; tantôt il roule ses flots, avec fracas ; tantôt il est immobile et pèse comme un miroir de bronze sur d’insondables rêves. Mais puisqu’il ne peut trouver pour lui-même ce qu’il désire, tu ne trouveras pas non plus en lui le repos de ton cœur. L’Océan n’est qu’un petit ruisseau qui prend sa source dans le chemin qui conduit à l’Ami ; comment t’en contenterais-tu donc et te priverais-tu de voir sa face ? »

6 – L’excuse de la perdrix

          Puis la perdrix s’approcha, sortant de son trou timidement et comme en état d’ivresse. Son bec est rouge, son plumage aurore, le sang bouillonne dans ses yeux. « Je suis constamment restée dans les ruines, dit-elle, parce que j’aime beaucoup les pierreries. L’amour des joyaux a allumé un feu dans mon cœur, et il suffit à mon bonheur. Ardente et passionnée, je mange du gravier, et je dors sur la pierre. Mon amour pour les pierres précieuses m’attache à la montagne. Que celui qui aime une chose autre que les joyaux sache que cette chose est transitoire ; au contraire, le règne des joyaux est un établissement éternel ; ils tiennent par leur essence à la montagne ; je connais et la montagne et la pierre précieuse. Je n’ai encore trouvé aucune essence dont la nature fût supérieure aux pierreries, ni une perle d’aussi belle eau qu’elles. Or le chemin vers le Simorg est difficile, et mon pied reste attaché aux pierres précieuses, comme s’il était enfoncé dans l’argile. »

          La huppe lui répondit : « O toi qui as toutes les couleurs comme les pierreries ! tu es boiteuse et tu donnes des excuses boiteuses. Tu t’avilis à la recherche des joyaux. Que sont les joyaux, sinon des pierres colorées qui sans couleur ne seraient que de communs petits cailloux ? Celui qui recherche le joyau du vrai ne se contente pas de la couleur d’une pierre qui s’éteint dans la nuit. »

7 – L’excuse du faucon

           Le faucon arriva ensuite fièrement, et vint dévoiler le secret des mystères devant l’assemblée des oiseaux. Il fit parade de son équipement militaire et du chaperon qui couvre sa tête. Il dit : « Moi, qui désire me reposer sur la main du roi, je ne regarde pas les autres créatures ; je me couvre les yeux d’un chaperon, afin d’appuyer mon pied sur la main du roi. Je suis élevé dans la plus grande étiquette, et je pratique l’abstinence comme les pénitents, afin que, lorsqu’un jour on m’amène au roi, je puisse faire exactement le service qu’on exige de moi. Pourquoi voudrais-je voir le Simorg, même en songe ? Pourquoi m’empresserais-je étourdiment d’aller auprès de lui ? Je me contente d’être nourri de la main du roi ; sa cour me suffit dans le monde.

          La huppe lui dit : « O toi qui es sensible aux choses extérieures sans t’occuper des qualités essentielles, et qui es resté attaché à la forme ! sache que si le Simorg avait un égal dans son royaume, une telle royauté ne lui conviendrait pas. Il est le seul être à qui la royauté convient, parce qu’il est unique en puissance. Ceux-là dont tu parles ne sont pas roi, eux qui font follement leur volonté dans un pays. Plus on en est proche, plus on est dans une position délicate ; on craint toujours de leur déplaire; la vie même est souvent en danger. Les rois de ce monde peuvent être comparés au feu ; éloigne-toi d’eux, cela vaut mieux que d’en approcher. Il est bon de vivre loin des rois. 

8 - L'excuse du humay

          Le humay qui, du haut du ciel, crée les rois dans l’ombre de ses ailes fortunées, arriva devant l’assemblée et dit : « Oiseaux de la terre et de la mer, dit-il, je ne suis pas un oiseau comme les autres oiseaux. Une haute ambition m’a fait agir, et c’est pour la satisfaire que je me suis séparé des créatures. Les rois sont élevés sur le pavois par l’influence de mon ombre ; mais les hommes qui ont un caractère de mendiant ne me plaisent pas. Comme je me borne à donner des os à ronger à ma chienne d’âme, mon esprit acquiert par là un rang élevé et je mets mon esprit en sûreté contre elle. Comment peut-il détourner sa tête de sa gloire, celui dont l’ombre crée les rois ? Tout le monde cherche à s’abriter à l’ombre de ses ailes, dans l’espoir d’en obtenir quelque avantage. Comment rechercherais-je l’amitié de l’altier Simorg, puisque j’ai la royauté à ma disposition ? »

           La huppe lui répondit : « Ô ! toi que l’orgueil a asservi, cesse d’étendre ton ombre, et ne te complais plus désormais en toi-même. En ce moment, bien loin de faire asseoir un roi sur le trône, tu es occupé, comme le chien, avec un os. Plût à Dieu que tu ne fisses pas asseoir des Khosroès sur le trône, et que tu ne fusses pas occupé d’un os ! En supposant même que tous les rois de la terre ne sont assis sur le trône que par l’effet de ton ombre, demain cependant ils tomberont dans le malheur, et resteront pour toujours privés de leur royauté, tandis que, s’ils n’avaient pas vu ton ombre, ils n’auraient pas à rendre un compte terrible au dernier jour. » 

9 – L’excuse du hibou

          Le hibou vint ensuite d’un air effaré et dit : « J’ai choisi pour ma demeure une maison délabrée. Je suis faible ; je suis né dans les ruines, et je m’y plais ; mais non pour y boire du vin en cachette. J’ai bien trouvé des centaines de lieux habités ; mais les uns sont dans le trouble, les autres dans la haine. Celui qui veut vivre en paix doit aller, comme l’ivrogne, parmi les ruines. Si je réside tristement au milieu d’elles, c’est parce que c’est là que sont cachés les trésors et que ce n’est qu’au milieu d’elles qu’ils existent. Si mon pied rencontrait mon trésor, mon cœur désireux serait libre. Je crois bien que l’amour envers le Simorg n’est pas fabuleux, car il n’est pas ressenti par des insensés. Je n’aime que mon trésor et mes ruines. »

          La huppe lui dit : « O toi qui es ivre de l’amour des richesses, supposons que tu parviennes à trouver un trésor ; eh bien ! tu mourras sur ce trésor, et ta vie se sera ainsi écoulée sans avoir atteint le but élevé qu’on doit se proposer. Ne serais-tu pas par hasard de la famille de celui qui fabriqua le veau d’or ? Tout cœur qui est gâté par l’amour de l’or aura la physionomie altérée, comme une monnaie fausse, au jour de la résurrection.  »

10 – L’excuse du dernier oiseau

          Nombre d’oiseaux dévoilèrent ainsi à haute voix les errements de leur vie passée, se faisant les interprètes de tous ceux qui gardaient silence.

          Un dernier oiseau dit à la huppe : « O éminent oiseau ! l’amour d’un objet charmant m’a rendu esclave ; cette affection s’est emparée de moi, elle m’a enlevé la raison et m’a dominé complètement. L’image de cette face chérie est comme un voleur de grand chemin ; elle a mis le feu à la moisson de ma vie. Loin de cette idole, je n’ai pas un instant de repos. Je me croirais infidèle si je me décidais à vivre sans elle. Comment pourrais-je me priver de voir, même pendant quelque temps, la joue de cette face de lune, pour chercher la route que tu m’indiques ?  »

          « O toi qui es resté attaché à ce qui est visible ! répond la huppe,  sache que l’amour des choses extérieures est autre que l’amour contemplatif du Créateur invisible. L’amour qu’inspire une beauté passagère ne peut être que passager. Tu donnes le nom de lune sans décroissance à un corps extérieur composé d’humeur et de sang. L’amour charnel est un jeu qui t’assimile aux animaux. Il est une beauté qui ne décroit pas, et c’est une impiété que de la méconnaître. Tu as longtemps erré, auprès de la forme extérieure, à la recherche de l’imperfection. La vraie beauté est cachée, cherche la donc dans le monde invisible, et par cette sublime ambition connaît aussitôt tout ce qui existe.  »

          Séduits par ces arguments, les oiseaux éprouvèrent le désir de faire le voyage que la huppe leur proposait.Toutefois ce discours même les fit reculer à se mettre en route ; ils éprouvèrent tous la même inquiétude, et l’exprimèrent pareillement. Ils dirent donc à la huppe :  « O toi qui es notre guide dans cette affaire ! veux-tu que nous abandonnions, pour aborder ce chemin, la vie tranquille dont nous jouissons, puisque de faibles oiseaux comme nous ne peuvent se flatter de trouver le vrai chemin pour arriver au lieu sublime où demeure le Simorg. »

          La huppe répondit alors, en sa qualité de guide : « Celui qui aime ne songe pas à sa propre vie ; si l’on aime vérita-blement, il faut renoncer à la vie. À l’amour il faut la douleur et le sang du cœur ; l’amour aime les choses difficiles. Un atome d’amour est préférable à tout ce qui existe entre les horizons, et un atome de ses peines vaut mieux que l’amour heureux de tous les amants. L’amour est la moelle des êtres ; mais il n’existe pas sans douleur réelle. Avance donc sans crainte dans cette voie et jette-toi hors du nid de l’enfance.  »

11 – Le voyage des oiseaux

          Lorsque tous les oiseaux eurent entendu ce discours, ils baissèrent la tête et eurent le cœur ensanglanté. Ils se décidèrent à renoncer eux aussi à la vie. Un bon nombre d’entre eux moururent même dans le lieu de leur réunion. Quant aux autres, ils se décidèrent au même moment, sans être revenus de leur stupéfaction, à se mettre en route. Ils étaient en si grand nombre qu’ils cachaient la lune et le poisson.

          Ils voyagèrent des années entières par monts et par vaux, et une grande partie de leur vie s’écoula durant ce voyage. La pensée du Simorg enleva le repos de leur cœur. Les uns furent submergés dans l’Océan et dévoré par les poissons, les autres furent anéantis et disparurent en proie à toutes sortes de maux. Beaucoup périrent sur la cime de hautes montagnes, transformés en pierre par le froid ; d’autres, par l’effet du soleil, eurent leurs plumes brûlées et leur cœur calciné comme la viande grillée ; d’autres furent tristement abattus par des chasseurs ou embrochés par des bandits de grand chemin ; d’autres, attirés par des mirages moururent de fatigue et de soif dans le désert. D’autres s’entre-tuèrent follement pour un grain ; d’autre, éprouvèrent toutes sortes de peines et de fatigues, et finirent par rester en route sans pouvoir atteindre leur but. D’autres, occupés seulement de curiosité et de plaisir, succombèrent sans plus songer à l’objet de leur recherche.

          Les oiseaux qui s’étaient mis en route remplissaient le monde entier, et il n’en arriva que trente, encore étaient-ils tous ébahis, sans plumes ni ailes, fatigués et abattus, le cœur brisé, l’âme affaissée, le corps abîmé ; mais ils virent cette majesté qu’on ne saurait décrire et dont l’essence est incompréhensible, cet être qui est au-dessus de la portée de l’intelligence et de la science de toute créature. Alors brilla l’éclair du ravissement sans fin, et cent mondes furent brûlés en un instant.

ATTAR

Le dire des oiseaux

chapitre 2

( Le chapitre perdu )

Texte et dessins : Max de Larminat

              Avertissement

       Dans ce second chapitre est révélé la teneur du mythique épilogue du Manteg ot-Teyr occulté depuis presque mille ans, et récemment retrouvé. On dit qu’Attar,  avant la diffusion de l’ouvrage, aurait prudemment soustrait ces pages en raison des spéculations peu orthodoxes sur le salut auxquelles il s’y livrait. Il redoutait sans doute la condamnation des penseurs sunnites officiels dont le dogmatisme, hier comme aujourd’hui, était hostile à l’ésotérisme soufi aussi bien qu’à l’aspiration mystique d’une fusion entre l’homme et Dieu, idée qu’ils assimilaient à quelque dérive panthéiste de la foi.

« Ne vous riez pas de moi

en voyant mon plumage

dit la huppe

car, ô étrangers,

autrefois j’étais homme. »

Aristophane

Les oiseaux 

       Alors que les oiseaux que la Huppe avait convaincus de partir sous sa houlette à la recherche du Simorg s’apprêtaient à prendre leur envol, une troupe de retardataires se présenta au lieu du rassemblement. L’aspect des nouveaux venus frappa de stupeur l’assemblée qui, du coup, resta clouée au sol.

       « Qui êtes-vous, frères et sœurs ? leur demanda la Huppe que rien ne démontait. Êtes-vous humains, comme votre taille, votre silhouette, et votre lenteur à vous mouvoir m’incitent à le penser ? Ou bien seriez-vous oiseaux, comme semblent l’attester vos plumages, vos becs, et les œufs que vous couvez dans votre giron tout en marchant? »

       « Nous ne sommes, ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela. En vérité, nous ne savons pas exactement ce que nous sommes, répondit un membre de la troupe qui dissimulait ses formes sous une ample tunique dont dépassait l’extrémité des puissantes rémiges de ses ailes et dont la tête était presque entièrement escamotée par un masque à figure humaine. Masque que traversait à hauteur du nez un bec puissant qui achevait de trahir une probable nature d’oiseau. »

       « Il faut pourtant bien que chacun d’entre nous soit pleinement ceci, ou pleinement cela, pour accomplir le voyage, répondit la Huppe. Ici-bas, il nous faut être, ou bien homme, ou bien oiseau, ou bête à fourrure ou bête à écailles, ou bête à griffes ou bête à cornes, afin que chacun puisse cheminer de conserve et en toute clarté, avec toutes les autres créatures, à la place qui de toute éternité lui est assignée. »

       « Un autre des nouveaux venus que ce discours péremptoire ne semblait guère convaincre prit la parole à son tour. Son visage, contrairement à celui du précédent interlocuteur de la Huppe, lui appartenait en propre et semblait avoir servi de modèle au masque à face humaine derrière lequel son compagnon ailé se dissimilait. Il avait cependant jeté sur le haut de son crâne et ses épaules la dépouille d’un grand volatile, de sorte qu’à ne pas y regarder de trop près, on aurait pu croire que ces deux personnages appartenaient à la même espèce.

       « Bien que nous soyons dans l’ignorance de ce que nous sommes exactement, nous savons parfaitement comment nous avons décidé de vivre. Nous faisons fi des apparences qui nous furent imposées par un pur caprice de la nature. En conséquence, chaque membre de notre communauté considère que tout étranger désireux de faire route en notre compagnie, fut-il prisonnier d’une constitution physique différente de la sienne, n’en est pas moins son semblable. Nos déguisements ne visent pas à dissimuler nos différences et nos singularités, mais en dépit de celles-ci, à professer notre foi en notre commune fraternité. »

       « Fous que vous êtes, répondit la huppe ! Nul ne décide par lui-même de sa place dans l’ordre de l’univers. Nul ne saurait choisir son sexe, ou prétendre être à la fois mâle et femelle, comme certains d’entre vous affectent de l’être, sans jeter le monde dans le trouble et la confusion. Il n’appartient pas aux oiseaux de porter indûment le masque d’Adam, ni aux hommes de prétendre voler comme les anges en se harnachant de plumes. Ni aux femmes de porter des attributs d’homme, et ni aux hommes de singer les femmes. Quant à la progéniture sans avenir que vous serrez dans vos bras, on se prend à douter, à voir leurs têtes emplumées greffées sur des corps de bébé, qu’ils soient venus au monde dans la douleur de saines entrailles de femme ? Ou que ces oisillons à tête d’angelot joufflus que vous cajolez soient tout droit sortis d’honnêtes œufs, comme tout oiseau qui se respecte ? »

       « Qui prétend que ces enfants réprouvés soient tous nos enfants par le sang ? Beaucoup d’entre eux furent abandonnés par leurs géniteurs inconséquents dont ils faisaient la honte, et nous les avons adoptés comme nos fils et nos filles. Mais n’aie nulle crainte. En temps utile, il ne tiendra qu’à eux de nous quitter s’ils le veulent ; Certains en déployant leurs ailes, pour peu qu’ils en soient dotés, ou d’autre en déroulant des enjambées à leur juste mesure, s’il n’ont que leurs pieds pour explorer le vaste monde. Ils suivront à leur guise leur propre chemin. Quitte à rejoindre s’ils le veulent le monde des humains ou celui des oiseaux. Mais tes anathèmes ne nous laissent pas nourrir de grand espoir quant à l’heureuse issue de telles aspirations. »

       « Comment s’en étonner ? dit la huppe. Nul ne peut vivre sans savoir ce qu’il est, et d’où il vient. Trêve de dérobade ! Qui êtes-vous donc sous vos masques et vos faux-semblants ? » 

       « Nous ne sommes que de simples êtres de désir, mais cela suffit à faire pleinement de nous ce que nous sommes, quand bien même n’y aurait-il aucun mot honorable dans le langage des oiseaux, tout autant que dans celui des hommes, pour nous nommer. Nos pas nous portent vers ceux qui nous appellent de leurs vœux, ou qui nous acceptent avec bienveillance en dépit de nos incurables singularités, quels que soient nos visages ou nos tournures. Nous ne sommes oiseaux que par hasard, ou humains que par accident. Ou les deux à la fois par un caprice de la nature. Nous ne sommes mâle ou femelle, voire les deux à la fois que par l’effet d’un coup de dé. Qu’importe alors que nous ayons les pieds dans un monde et la tête dans un autre puisque nous avons en commun de nous être redressés sur nos membres inférieurs pour tenter de hisser nos cerveaux à hauteur de nos rêves. »

       La Huppe qui avait cru par ses exhortations de bon sens ramener cette troupe d’égarés dans le droit chemin aussi facilement qu’elle y était parvenue avec le rossignol ou le canard, le faucon ou le paon, s’irrita de cette résistance inattendue. Abandonnant le ton de douce persuasion qui ne semblait pas pénétrer leurs cœurs endurcis, elle leur rétorqua avec impatience : « Regardez-vous, enfants perdus, et revenez dans le giron de la raison et de la décence ! Délestez-vous de vos oripeaux. Cessez de célébrer votre bipédie comme l’alpha et l’oméga de la grandeur. Il est des êtres à quatre pattes auxquels vous n’arrivez pas à la cheville, car ils ne cherchent pas à être ce qu’ils ne sont pas, mais endurent avec une authentique grandeur leur misérable condition. »

       « Crois-tu que nous n’endurions pas la nôtre avec autant de grandeur d’âme qu’eux ? répondit alors une autre créature dont le corps de femme eût été parfait s’il n’avait été à demi recouvert de plumes, particularité qui loin de nuire à sa beauté en avivait l’attrait. Considère ma nudité, et vérifie par toi-même, oh ! Huppe avisée, qu’il ne s’agit pas, en ce qui me concerne, d’un simple travestissement, mais d’un authentique plumage ! À quoi me servirait-il donc de me rebeller contre cette force qui un beau jour œuvra mon corps et mon âme sans que j’y sois pour rien ? Il ne m’appartient que d’en accepter les effets en toute humilité. Plutôt que de m’en désoler, je préfère y voir quelque signe de bon augure, bien que j’ignore à quel dessein cette force a jeté son dévolu sur moi. »

       Observant avec attention cette nouvelle interlocutrice la Huppe constata que la jeune femme souriante lui parlait par le truchement d’un oiseau perché sur son épaule. Un oiseau en tout point semblable à la Huppe comme si cette femme lui eût tendu un miroir. Et la Huppe, jusque-là pétrie de certitude, en conçut un grand malaise comme si ce qu’elle venait d’entendre s’était à son insu échappé à sa propre bouche. Était-il possible que ces êtres équivoques eussent suscité en leur communauté, pour les guider, leur propre Huppe ?

       L’assemblée des oiseaux qui, abasourdis assistaient à ces échanges, donnait des signes d’agitation, car, pour la première fois, la Huppe, abandonnant son attitude patiente et bienveillante, paraissait douter d’elle-même et du bien-fondé de ses assertions, lesquelles ne leur paraissaient plus maintenant aussi irréfutables, alors que quelques instants auparavant, ils étaient prêts à tout quitter pour la suivre.

       « Qui que vous soyez, vous qui n’entendez vous soumettre qu’à vos désirs, et n’écouter que vous-mêmes, cessez d’ergoter et dites-nous sans ambages ce que vous êtes venu chercher ici, dit la Huppe avec un ton d’autorité qui ramena un semblant de calme parmi ses fidèles. Vous retardez notre départ. Le Simorg ne saurait attendre éternellement le bon vouloir de ceux qui, comme nous autres, n’aspirent qu’en lui. »

       Une autre créature d’allure humaine, dont le corps arborait les attributs des deux sexes, mais dont la tête altière restait cachée sous un casque emplumé simulant une tête de chat-huant, s’approcha et prit à son tour la parole d’une voix qui troubla profondément la Huppe. Il lui sembla que les mots que prononçait cet être incertain ne sortaient pas directement de sa gorge, mais de celle d’un authentique oiseau de nuit juché sur un bâton jeté en travers de son épaule. Et la Huppe crut reconnaître en cette voix la réplique de celle qui, autrefois, avait hanté ses veilles quand un doute insidieux concernant sa mission était venu tarauder ses certitudes. Pour la première fois, depuis qu’elle avait jadis subi les assauts de ce double maléfique dont elle avait presque oublié l’écho dans la caverne de sa conscience, la Huppe craignit de ne pouvoir comme alors bâillonner et tenir dans les fers ce démon qui voulait la tenter. Aussi supporta-t-elle jusqu’au bout le dire de cette créature, cachant son désarroi pour ne pas ajouter au flottement de l’assemblée. La Huppe était trop perspicace pour ignorer qu’il ne lui aurait servi en rien de réduire au silence son interlocutrice, ou de se boucher les oreilles, car cette voix intérieure provenait d’abysses inaccessibles à sa volonté.

       Et l’oiseau des ténèbres, profitant du mutisme inaccoutumé de la Huppe, de poursuivre. « Certes, nous sommes des êtres de désir, comme vous tous ici, je suppose. Mais nos désirs sont aussi insondables que vos nuits. Qui es-tu donc, toi, la Huppe pour oser en juger ? Sache cependant que du fin fond de nos nuits, qui valent bien vos jours, nous est parvenue la nouvelle que des créatures se rassemblaient ici pour partir à la recherche de leur Ami. Nous avons alors formé le désir d’aller nous aussi le rencontrer afin qu’il nous dévoile le pourquoi des choses et le mystère de notre destinée. » 

       « Comment pourriez-vous nous suivre en pareil accoutrement sans jeter la confusion dans nos rangs, dit avec autorité la Huppe, reprenant non sans mal empire sur elle-même ? Les âmes simples et indécises qui m’accompagnent y perdraient la perception du vrai et du faux, voire le sens du bien et du mal. D’ailleurs, comment pourriez-vous nous accompagner dans les airs avec vos ailes postiches qui ne servent à voler qu’en imagination ? » 

          « D’où tiens-tu que le chemin des airs soit la seule voie qui mène à celui qui n’est pas seulement le maître des airs, mais également celui des terres, des eaux, et des flammes, lui rétorquèrent à l’unisson l’oiseau au masque d’homme et l’homme à la pelisse de plume. Indique-nous seulement la direction à suivre sans préjuger de la pertinence de notre manière particulière de répondre à son appel.

       « Il n’est, hélas ! d’autres chemins vers Lui que celui de la soumission totale aux volontés de Celui qui vous parle par ma bouche. » 

       « Puisque cela ne se peut, alors abandonne-nous ici sans remords, et pars sans délai à la tête de ces âmes incertaines qui bruissent d’impatience autour de toi et dont tu ne soutiens le désir de rencontrer le Simorg que par les ressorts de ton verbe et le pouvoir de ta volonté. »

       La Huppe était au désespoir de ne pas réussir à leur faire entendre raison. Les mots lui manquèrent pour les convaincre qu’ils courraient à leur perte si elle ne les guidait pas étroitement dans toutes les circonstances de leur quête. Elle décida donc de faire la part du feu et de les abandonner sur place à leur triste sort. Il était en effet urgent d’agir, et de conforter par l’action et le mouvement continu de milliers d’ailes brassant le vent, le désir toujours vacillant des oiseaux de rompre avec leur passé d’illusions et de turpitudes.

       La mort dans l’âme, la huppe donna donc le signal du départ, et il ne resta bientôt plus que les étrangers sur ce champ de ruines qui avait été le lieu du rassemblement. 

       Pourtant, quand, bien plus tard, la huppe eut mené à bien sa mission et conduit ses ouailles aux portes de la demeure du Simorg, elle resta longtemps indécise sur le seuil avant de le franchir à son tour, espérant l’arrivée tardive des hommes oiseaux. Elle eut même la tentation de partir à leur recherche et de consacrer ses dernières forces au salut de ces égarés, car elle avait secrètement éprouvé plus de sympathie pour eux que pour ses turbulents et inquiets zélateurs dont il lui avait fallu sans cesse tout au long du voyage affronter les récriminations et ranimer la foi chancelante.

       Il ne lui vint pas à l’esprit que par l’effet puissant de leur désir sincère, les réfractaires à son magistère étaient peut-être parvenus bien avant le peuple des oiseaux au terme de leur quête et que l’Ami les avait déjà depuis longtemps abîmés en son sein.

       Mais ceci est une autre histoire, dont ce présent chapitre n’est que le préambule, et qu’en ces temps troublés, je ne saurais raconter à n’importe qui. Rares sont en effet ceux qui sont aujourd’hui capables d’entendre que, parfois, une vérité peut en cacher une autre.